Ce matin-là, alors que nous préparons une visite au sein d’une communauté maasaï, non loin de la ville de Nairobi, au Kenya, nous ressentons un grand enthousiasme. J’ai écouté de nombreuses interventions de chefs maasaï aux forums des peuples autochtones aux Nations Unies, mais je ne me suis encore jamais rendu en territoire maasaï. Le 8 mars 2018, des membres du Groupe de travail (GT) du POED sur les pays en situation de conflit et de fragilité ont eu l’occasion de rendre visite à des membres de la communauté maasaï de la région d’Olkaria. Ils ont pu se familiariser avec les caractéristiques du conflit et les défis qui persistent parmi le peuple maasaï au Kenya, et ont écouté les récits de leurs luttes pour survivre. Les Maasaï, qui sont l’un des principaux peuples autochtones (PA) du Kenya, sont aussi présents dans la région de Serengeti, en Tanzanie. Les territoires traditionnels des Maasaï regorgent d’une faune et d’une flore très riches. Leur style de vie et leurs cultures reposent sur une affinité de longue date avec la nature, la faune et la flore.
Nous atteignons un imposant canyon qui mène vers le Centre culturel maasaï d’Olkaria, situé près du parc national, et apercevons des stands où sont exposés des objets artisanaux maasaï afin d’être vendus. Nous sommes accueillis par un groupe de Maasaï parmi lesquels se trouvent des femmes, des jeunes et des personnes âgées. Les vêtements traditionnels, caractérisés par des rayures vertes, bleues et rouges foncées, que portent les personnes âgées, présentent un charmant contraste avec les couleurs claires de la forêt, du ciel, des paysages imposants et des gorges impressionnantes aux alentours. Le village maasaï, que j’espère apercevoir, n’est pas là.
Alors que nous interagissons avec les chefs de la communauté, un bruit strident semblable à celui d’un jet de vapeur venant des sites des centrales géothermiques qui se trouvent à près d’un kilomètre du Centre culturel maasaï, mais toujours dans l’enceinte du parc national de Hell’s Gate, vient déranger nos échanges.
Daniel Shaa, une personne âgée maasaï, nous explique qu’il y a longtemps, le peuple maasaï vivait sur une large étendue de terres qui leur apportaient leurs moyens de subsistance. Ils étaient propriétaires de ces terres sans pour autant posséder de titres de propriété foncière. Les Britanniques se sont approprié de force des terres des Maasaï et les ont repoussés vers de petites étendues de terres. Les terres prises aux Maasaï ne leur ont jamais été rendues, même après que le Kenya a obtenu l’indépendance du Royaume-Uni. Celles mises à disposition par les Britanniques ont ensuite été saisies par de puissantes élites qui ont imposé des titres de propriété foncière et ont continué à s’emparer des terres des peuples Maasaï. En outre, les terres qui restaient aux mains des Maasaï dans la région d’Olkaria, près de la Vallée du grand rift, ont été transformées en parcs nationaux et ont été utilisées pour l’implantation de centrales géothermiques.
L’agro-industrie massive, comme la production de fleurs destinées à l’exportation, a aussi été introduite par de riches Kényans et par des entreprises agro-industrielles néerlandaises, favorisant davantage l’aliénation des terres. Le Kenya Wildlife Service (KWS), à la recherche de terres des Maasaï pour la construction d’un parc national, a faussement promis de leur donner une part des bénéfices du parc. Après leur avoir pris toutes leurs terres pour la construction du parc, le KWS n’a fait qu’imposer aux Maasaï des restrictions d’accès au parc et les a poursuivis en justice pour se trouver sur ces terres, alors qu’elles leurs appartenaient de plein droit depuis des générations. Le processus d’installation de clôtures pour délimiter le parc qui traverse le Centre culturel maasaï, situé sur un petit territoire d’environ 5,7 hectares, est actuellement mené par le KWS contre la volonté des Maasaï et sans leur avoir demandé leur accord. Cette installation va davantage limiter l’accès des Maasaï à leurs terres et perturber les petites activités économiques d’artisanat traditionnel des femmes maasaï. Leurs terres aliénées et leurs seules ressources de subsistance épuisées, le peuple maasaï d’Olkaria s’en trouvera davantage appauvri et sera poussé à la limite de la survie.
En effet, les centrales géothermiques Olkaria I, Olkaria II et Olkaria III (mises en service en 2000) et Olkaria IV (mise en service en 2014) ont été implantées sur le territoire maasaï qui se trouve dorénavant à l’intérieur du parc national de Hell’s Gate. En 2010, la Banque européenne d’investissement, tout comme la Banque mondiale, la Kreditanstalt für Wiederaufbau (KfW, la banque allemande pour le développement), l’Agence Française de Développement et l’Agence japonaise de coopération internationale, ont investi dans Olkaria V qui vient s’ajouter aux centrales Olkaria I, II, III et IV, et qui dispose d’une capacité de production géothermique supplémentaire de 280 MW. La Banque africaine de développement, la Société financière internationale, l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), Power Africa et la Société américaine de promotion des investissements privés à l’étranger ont aussi financé une partie du projet. En 2016, le Kenya a produit 544 MW d’énergie géothermique et le gouvernement s’est lancé dans des initiatives visant à augmenter la production pour atteindre jusqu’à 1110 MW d’ici 2020. Ces nouveaux plans qui incluent l’installation et la mise en service d’autres centrales géothermiques dans la région vont la rendre tout simplement inhabitable, non seulement en raison de l’augmentation des bruits assourdissants, mais aussi à cause des multiples répercussions environnementales.
Esther Silom, une personne âgée maasaï d’Olkaria, a aussi fait part de la souffrance du peuple maasaï qui s’est accentuée depuis la création du parc national de Hell’s Gate et des initiatives pour produire de l’énergie géothermique dans la région d’Olkaria dans les années 1980. Elle a expliqué que toutes les terres qui sont aujourd’hui occupées par le parc national et les centrales leur appartenaient. Esther Silom proteste contre la construction du parc et des centrales depuis 1971 car leurs droits coutumiers sur ces terres ont été bafoués. Une autre raison qu’elle a évoquée est que les institutions traditionnelles n’ont pas cherché à obtenir l’accord des membres de la communauté et qu’elles les ont arrachés à leurs terres et réinstallés sur des sites sans moyens de survie et de subsistance alternatifs.
Esther Silom a fait part de leur longue lutte pour la reconnaissance de leurs droits fonciers et pour la survie de sa famille, avant d’ajouter : « Nous sommes vraiment opprimés ». Or, ceux qui oppriment d’autres peuples doivent tenir compte de leurs droits à la survie. Les enfants maasaï vont à l’école mais, en raison de la pauvreté et des difficultés qu’ils rencontrent pour survivre, ils n’ont pas accès à l’enseignement supérieur. De ce fait, la plupart d’entre eux reste sans emploi et la perte des terres ne fait que rendre leur survie beaucoup plus difficile. Les femmes, les personnes âgées, les personnes handicapées et les veuves sont les plus touchés.
Esther Silom a regretté que le peuple maasaï ait été expulsé de terres fertiles, plates et productives vers des terres stériles et rocailleuses au nom du développement. « Le monde doit prendre conscience de notre réalité, comprendre combien il nous est difficile de survivre » a-t-elle déclaré. Elle a ajouté que rien que le mot « opprimé » en dit long sur l’oppression, l’hégémonie de l’État et la collusion avec les forces néolibérales pour piller les terres et les ressources des peuples sans rendre des comptes. Étant donné qu’ils sont peu représentés dans l’arène politique kényane, les responsables politiques locaux et nationaux n’ont aucun intérêt à s’atteler aux problématiques des Maasaï de la région d’Olkaria.
La mise en service des centrales Olkaria I à V a entraîné le déplacement forcé des habitants de quatre villages maasaï et la création d’un site de réinstallation connu sous le nom de « site PAR » (Plan d’action de réinstallation, RAP en anglais). Couvrant près de 688 hectares, il s’agit de terrains en location qui, par conséquent, ne peuvent pas devenir la propriété des peuples touchés. En outre, les Maasaï déplacés doivent verser une somme d’environ 1700 $ des États-Unis pour le site de réinstallation. Ayant perdu ses terres, le peuple maasaï ne peut plus faire paître le bétail et n’a plus accès à d’autres moyens de subsistance. L’accès à l’eau de source et le manque d’infrastructures et d’écoles demeurent un défi sur le site PAR. Les femmes, les personnes âgées, les veuves et les personnes handicapées sont les plus touchées.
Outre les répercussions sur les moyens de subsistance du peuple maasaï, on peut noter divers effets environnementaux provoqués par les projets d’énergie géothermique, en particulier sur la faune et la flore du parc en raison de l’implantation des centrales au cœur d’un écosystème fragile. Les excavations pour la structure du projet ont entraîné une perte d’habitat et ont modifié les aires de reproduction des oiseaux, sans parler des émissions sonores démesurées en raison de l’utilisation d’équipements lourds. Le rejet de saumure des puits de production a contaminé l’eau et les sols, entraînant une augmentation de la demande d’eau utilisée pour le forage de puits géothermiques, qui a elle-même conduit à une sur-extraction à des fins domestiques et industrielles de l’eau du lac Naivasha, un site à proximité inscrit sur la liste Ramsar.
Les institutions financières internationales (IFI) qui ont investi dans ce projet n’ont pas reconnu les droits des PA et n’ont pas mis en œuvre de politiques de sauvegarde pour atténuer les multiples répercussions du projet. Des représentants des villages touchés ont déposé plainte auprès du Panel d’inspection de la Banque mondiale et auprès de la BEI – par l’intermédiaire de son mécanisme de traitement des plaintes – pour manquements aux politiques de sauvegarde lors du processus de réinstallation dans le cadre du projet. Les personnes touchées ont soulevé des préoccupations sociales et environnementales découlant de la construction d’Olkaria V, qui est financée par l’Agence japonaise de coopération internationale. Le 8 février 2017, des membres de la communauté ont mis en exergue ces préoccupations lors d’une manifestation devant les bureaux de l’agence et de la compagnie d’électricité KenGen, à Nairobi. Le 15 février 2017, en réponse à cette manifestation, KenGen a porté plainte auprès de la Haute cour du Kenya, à Nakuru, contre des membres de quatre villages maasaï.
Les tensions et le conflit entre les PA d’Olkaria et l’État kényan, dont la collusion avec les multinationales et les IFI s’accentue, s’aggravent. La priorité absolue accordée aux intérêts commerciaux de ces dernières, au détriment des droits des communautés, est la preuve que les principes de l’efficacité du développement, y compris les droits de l’homme, la durabilité écologique, l’égalité des sexes et la responsabilisation, sont mis à mal. La situation dans la région d’Olkaria n’est qu’une répétition de l’exploitation coloniale pratiquée par les Européens en Afrique il y a des siècles. Or, cette fois, le mode opératoire utilisé repose sur des principes néolibéraux clairement établis et sur des mécanismes qui légitiment le pillage des ressources de pays en développement comme le Kenya qui ne deviennent alors que des instruments et mécanismes pour favoriser les intérêts des pays développés et de leurs entreprises. Cependant, un pays peut-il progresser en appauvrissant son propre peuple, comme c’est le cas des Maasaï au Kenya. Comment peut-on faire passer un tel processus d’exploitation pour du développement ?
Malheureusement, ceux qui ont participé aux projets polémiques des centrales géothermiques d’Olkaria sont les mêmes qui sont de plus en plus impliqués dans le financement d’industries extractives et de projets hydroélectriques et d’infrastructures dans le Manipur et dans tout le Nord-est de l’Inde.
En dépit des difficultés rencontrées, le fait que les peuples maasaï défendent leurs droits en dénonçant devant les tribunaux les obstacles que leur pose le gouvernement et en protestant contre le financement abusif que pratiquent les institutions financières et leur refus d’assumer leur responsabilité, est porteur d’espoir tant pour les Maasaï que pour d’autres peuples en difficulté ou politiquement et économiquement menacés. Les IFI, les pays donateurs, les multinationales et même l’État pourraient saisir cette occasion pour remettre en question les défauts du modèle de développement mis en œuvre dans les territoires autochtones et pour faire en sorte que les droits des PA soient davantage respectés, conformément aux normes relatives aux droits de l’homme et aux principes de l’efficacité du développement.
Les États devraient garantir le respect total des modes de vie des PA, de la relation qu’ils entretiennent avec leurs terres et de leur droit de donner leur consentement librement, préalablement et en tout connaissance de cause pour toute décision touchant à leurs terres, à leurs ressources, à leurs droits et à leur avenir. Les entreprises, les IFI et les États doivent cesser de soutenir de tels projets de développement. Il importe de mettre un terme à toute forme d’intimidation ou de représailles à l’encontre des peuples qui s’opposent aux soi-disant projets de développement dans le but de défendre leurs droits et la justice. Il faut arrêter de massacrer ou d’annihiler complètement les PA, de les éloigner de leurs terres et des ressources dont ils ont besoin pour subsister, ainsi que de les pousser à la limite de la survie car cela met en péril l’avenir de leurs générations et tout ceci ne devrait jamais être qualifié de « développement ».